Le Serious Game est une notion qui prend de l’ampleur dans le domaine du jeu vidéo, mais il ne date pas d’hier pour autant. En effet, à la fin du XVIIIème siècle, la Prusse va employer le « Kriegspiel » (jeu de guerre), un jeu de pions pour apprendre des stratégies militaires aux officiers. Ce jeu sera utilisé dans le monde entier par différentes armées jusqu’à l’apparition de l’informatique. Beaucoup plus tard, en 2002, apparaît le jeu vidéo America’s Army, un jeu de tir qui ressemble à d’autres FPS de son époque comme Battlefield ou Medal Of Honor mais financé par l’armée américaine comme un outil de formation et de recrutement. Le jeu, mis à jour régulièrement, existe toujours et rencontre un succès qui va bien au delà de sa fonction d’origine. Cependant, celui-ci a pour but d’enrôler de jeunes recrues pour l’armée américaine en testant les aptitudes du joueur et en le soumettant à la propagande d’enrôlement américaine.
Après ça, les serious games vont se multiplier à travers différents domaines comme la santé, la politique ou encore la simulation.
Si la notion de Serious Game est apparue avec la création d’America’s Army, c’est en partie car l’un de ses auteurs, Michael Zyda y a tenté une première définition : “Un défi cérébral, joué avec un ordinateur selon des règles spécifiques, qui utilise le divertissement en tant que valeur ajoutée pour la formation et l’entraînement dans les milieux institutionnels ou privés, dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la sécurité civile ainsi qu’à des fins de stratégie de communication”.
Au fil des années, cette définition des Serious Games a été mise à mal par la porosité des marchés ainsi que la taille et la diversité croissante de l’offre grand public. En parallèle, du côté de secteurs précis comme la santé, le management ou la vie politique, le caractère résolument attractif de certains titres a dépassé le cadre de leur niche initiale.
Petit à petit, la production et le marché du jeu vidéo ont grandi jusqu’à devenir l’ogre culturel qu’il est aujourd’hui, entraînant dans son sillage une diversité de l’offre et des publics potentiels. La notion de serious gaming elle aussi évolue. Dans le domaine universitaire et de la recherche, le jeu vidéo a pleinement été embrassé par les nouvelles générations qui en ont fait un objet d’étude reconnu. Dans ce contexte, Super Mario devient serious en analysant les changements de réaction du cerveau des joueurs en cours de partie.
Evolution du marché et des contenus
La réalité virtuelle, encore balbutiante au niveau du grand public, de par sa technicité et son coût d’entrée, est un outil de recherche et d’évolution médicale à très fort potentiel. De nombreux aspects de la qualité de vie du patient et de son traitement sont abordés sous un nouvel angle grâce à elle. La gestion de la douleur, de l’angoisse liée à un traitement, la perception tridimensionnelle, sont autant de sujets abordés par les chercheurs dont les résultats probants ont fait entrer ces nouvelles technologies au cœur du progrès médical.
Parallèlement à l’émergence du secteur scientifique au début des années 2000, un nombre croissant d’informaticiens et de développeurs choisissent la voie du développement vidéoludique “serious”. Le choix de la problématique ou du public se fait alors plus précis, en s’écartant des propositions disponibles auprès du marché traditionnel. Plusieurs domaines seront particulièrement mis en avant : la formation professionnelle, la diffusion de messages d’intérêt public, la pédagogie, la politique et la médecine.
Les bordures du Serious Gaming
A l’opposé de cette production spécifique, le marché grand public a lui aussi contribué à réduire les limites de la définition du serious gaming en intégrant des éléments pédagogiques ou militants dans sa production pouvant même influencer sur la sensibilisation à certaines pathologies. C’est là qu’entre en scène le serious game “Santé” dans lequel on dénombre plusieurs secteurs.
La dernière décennie a vu un nombre croissant de titres disponibles auprès des plateformes traditionnelles émerger sur la sensibilisation et la compréhension de certaines pathologies, notamment psychologiques. Cette émergence peut être mis en parallèle avec celle du marché indépendant, au coût de développement réduits.
Des jeux qui abordent parfois des sujets lourds
Disponible sur la plateforme Steam, Hellblade Senua’s Sacrifice propose d’incarner un personnage atteint de schizophrénie suite à un deuil. Malgré une thématique difficile, le jeu a rencontré un succès notable auprès du grand public, et une suite est en cours de développement.
Papo & Yo, titre autobiographique développé par une seule personne, Vander Caballero, propose d’incarner un enfant accompagné par un géant, de prime abord fort sympathique, mais dont les crises soudaines de violence sont autant de risques mortels pour l’enfant. Le géant est ici une vision fantasmée du père alcoolique de Vander Caballero et la gestion des crises de celui-ci autant de conseils divulgués pour se préserver de cette affliction.
Lie In My Heart, titre également autobiographique, traite de la douloureuse question du deuil maternel, en confrontant le joueur aux choix et aux questionnements devant lesquels le développeur a été mis. Malgré des thématiques très éloignées de la notion de divertissement recherché généralement par les joueurs, le titre a reçu un accueil critique et public satisfaisant.
En étant plus accessible, What Remains Of Edith Finch, traite également de la question du deuil sous la forme d’un jeu d’enquête plus “traditionnel”.
On retrouve d’autres jeux où l’aspect psychiatrique est mis en avant comme Sanitarium ou Alice : Madness Return, une réécriture très sombre d’Alice aux pays des Merveilles. Bien que traitant de troubles mentaux et de la misère, ce jeu ne rentre pas dans la catégorie des serious games. Cependant, le point de vue du créateur, sa vision de la maladie, reste plutôt intéressante. En effet, dans le jeu on peut voir apparaître des outils utilisés dans la médecine du XIXème siècle comme la lobotomie ou le travail d’hypnose dans les hôpitaux psychiatriques. Ce sont des éléments que l’on retrouve fréquemment au cinéma et dans les jeux car il créent une ambiance angoissante afin d’attirer l’attention. On peut voir ici une critique de la médecine de l’époque victorienne, mais il n’y a aucune volonté d’apprendre quoi que ce soit au joueur, le jeu n’est là que pour nous divertir.
Le cas « Alice Madness Returns »
Dans ce jeu, nous suivons les aventures d’une jeune fille au nom similaire à l’héroïne d’Alice aux pays des merveilles (c’est d’ailleurs son livre préféré quand elle est petite). Sauf qu’ici, le conte est revisité de manière macabre. Les fans savent que ce jeu est la suite du premier volet American McGee’s Alice. Dans le premier jeu, Alice Liddell est internée à l’asile, se sentant coupable après que toute sa famille ait péri dans un incendie dont elle est la seule survivante. Souffrant de démence, elle se renferme dans un monde imaginaire où le chaos et l’horreur règnent à cause de la méchante reine de cœur. Tout est bien qui finit bien, Alice arrive à libérer le pays des merveilles et on la voit même dans la dernière scène quitter l’asile.
Alice: Madness Return se passe quelques années plus tard et on se rend vite compte qu’Alice est encore traumatisée par la mort de sa famille. Malgré le rejet de la société, Alice semble avoir retrouvé sa santé mentale, elle travaille comme assistante pour le Dr. Bumpy, un psychiatre responsable d’elle depuis sa sortie de l’hôpital psychiatrique. Le médecin aide Alice à oublier ses traumatismes grâce à l’hypnose. Le travail du docteur est justement d’aider des enfants traumatisés à oublier pour reprendre un nouveau départ. Malheureusement, Alice continue de souffrir de stress post-traumatique. Ainsi elle se retrouve prise de paranoïa et schizophrénie qui la renvoient dans le pays imaginaire. Elle se rend compte qu’un train macabre détruit tout sur son passage et qu’il serait conduit par un nouveau maître. Cela traduit que la santé mentale d’Alice est de nouveau menacée. Elle va donc devoir affronter de nouveaux ennemis et aider ses amis, Alice se battra aussi pour recouvrir la mémoire et se rappeler de ce qui s’est passé la nuit où sa maison a brûlé.
La pédagogie
Qu’elle soit à destination des enfants ou des adultes, la pédagogie est sans doute l’aspect le plus traité par les jeux grand public. Un de ses premiers représentants sur le marché français fut la licence Adibou, créée par la française Muriel Tramis en 1990. Bien connue des enfants nés au siècle dernier, la série s’est déclinée par niveau scolaire ou par matière spécifique jusqu’en 2008. L’éditeur français Ubisoft a choisi d’intégrer dans sa production un grand nombre d’éléments d’enseignements le démarquant ainsi de ses concurrents de même importance. La série Assassin’s Creed, depuis sa création, a intégré des éléments historiques vérifiés au fil des époques abordées (Renaissance, Antiquité, Révolution Française…). Cependant l’arrivée du Discovery Mode depuis l’épisode Origins (2014), a marqué un tournant dans la volonté d’offrir un contenu historique crédible en plus d’un amusement au long cours.
Des jeux qui éduquent
On citera également “Apprendre à coder avec les Lapins Cretins”, jeu disponible gratuitement sur la plateforme de l’éditeur, offrant la possibilité de s’initier à la programmation aux plus jeunes.
Disponible sur la plateforme Steam, Hiragana Battle – Learn Japanese To Survive, utilise les codes du jeu de rôle japonais (alternances entre phases de dialogues et combats se déclenchant aléatoirement) pour s’initier à l’écriture et la compréhension de la langue japonaise et des kanjis.
Le marché des applications mobiles n’est pas en reste, notamment pour des propositions jeune public. La très récente actualité a vu émerger des applications tel Coronaquest afin de sensibiliser les enfants aux célèbres “gestes barrières”.
L’utilisation d’icône forte permet plus facilement de faire passer un message auprès des plus jeunes, ainsi Pokemon Smile, propose d’aider l’enfant durant l’ennuyeuse séance de brossage de dents. Geste, temps, fréquence de brossage sont soumis à l’aval de Pikachu et ses amis…
En 2017 sort Assassin’s Creed Origins avec un mode Discovery Tour inédit. Ce mode de jeu est assez épuré, il n’y a plus ni combat ni histoire, on vous donne accès à un immense « musée virtuel et ouvert ». Vous pouvez alors faire des visites guidées accompagnées d’une voix off qui vous parle des monuments présents ou du quotidien des habitants. Vous pouvez vous déplacer, marcher et courir mais c’est tout, ainsi vous vous baladez dans la ville et observez les informations autour de vous. Cependant l’interactivité a disparu du jeu, en effet il faut poser la manette et écouter la voix off. La volonté d’Ubisoft était de présenter au mieux la réalité historique de l’Antiquité égyptienne, mais il ne faut pas que cela devienne incompatible avec la mise en vente du jeu. Il fallait alors un compromis pour plaire au maximum de joueurs quelles que soient leurs attentes. Toutes les vidéos Discovery Tour sont aussi disponibles sur la chaîne Youtube Assassin’s Creed France.
Utilisation du Discovery Mode en milieu scolaire
Les professeurs ont fait travailler les élèves avec le Discovery Tour en binôme sur un ordinateur. Les élèves se baladaient dans le monde du jeu et devaient remplir une fiche d’activité sur laquelle répondre à un ensemble de questions. Ainsi le professeur ne disparaît pas totalement et le cadre de l’activité reste scolaire. De plus, dans le Discovery Tour d’Odyssey, un questionnaire interactif sous forme de QCM apparaît avec une explication pour chaque bonne réponse. On a aussi une petite anecdote sur la vie durant la Grèce Antique à chaque chargement dans le mode jeu.
Il faut quand même garder ses distances avec certaines réécritures de l’histoire. En effet, il fallait conserver un certain dynamisme pour les joueurs. Cela peut alors expliquer certains anachronismes ou informations erronées. « Les petites maisons en chaux et les vignes, c’est la Grèce moderne, pas la Grèce antique » remarqua l’auteure Laury-Nuria André. En effet le jeu est rempli de vignes et de cerisiers, un détail me direz vous. Le jeu reste aussi assez silencieux concernant l’homosexualité très présente à cette époque. Bien sûr le joueur est libre de son orientation mais aucune évocation de la peur des hommes du corps de la femme. Dans l’absolu, on peut dire que ce jeu est un outil dont le professeur peut se servir pour faire découvrir l’Antiquité à ses élèves, à condition de l’encadrer correctement.
Les Serious Games dédiés à la santé
En terme de Serious Game “Santé”, on dénombre plusieurs secteurs :
- Prévention : On souhaite faire passer un message préventif autour de sujets importants pouvant toucher une part significative de la population (ex : alcool, drogue, rapports sexuels non protégés, port du masque/gestes barrières)
- Information : On cherche alors à informer des gens autour d’un sujet de santé peu connu ou méconnu (ex : Autisme, Sclérose en Plaques, Diabète…) dans le but de donner, clarifier les connaissances, d’apporter des précisions ou de répondre aux questions que pourraient se poser les utilisateurs.
- Traitement & Outils : Le jeu devient outil dans le traitement d’une maladie ou d’un trouble (ex : Jeux basés sur le mouvement pour la rééducation physique (MediMoov), jeux pour distraire les enfants en amont d’une opération ou d’une piqûre…)
Ces usages permettent de répondre à de nombreuses problématiques de santé telles que :
- Comment m’informer sur une maladie, un trouble ou un risque de santé ? Comment puis-je être aidé/accompagné ?
- Dans le cas d’une ALD (Affection de Longue Durée), comprendre ce qu’il va se passer avant/pendant/après.
- L’amélioration de l’observance thérapeutique grâce à l’usage des leviers de motivation du jeu vidéo
- Apporter des outils pour aider des personnes de tous horizons à comprendre/aider des personnes subissant un trouble ou une maladie.
Dans le cadre des serious game de santé, il est préférable de gérer le développement en méthodes Agiles et de faire de la conception participative, afin de placer les utilisateurs finaux au centre du développement, de s’entourer de sources fiables autour des sujets traités, et éprouver souvent les évolutions du projet auprès d’utilisateurs à la fin de chaque cycle de développement.
Pour les serious games servant d’outils dans le traitement d’une maladie ou d’un trouble, il est incontournable d’axer une grande part du travail à la réalisation d’études cliniques avant et pendant la mise sur le marché afin de démontrer un réel impact et permettre la mise en place de protocoles fiables.
Des jeux qui soignent
- MediMoov : Il s’agit d’une plateforme de jeux vidéo basés sur la capture de mouvement (en utilisant une caméra de profondeur comme la Kinect) pour la rééducation, la stimulation physique/cognitive et l’activité physique adaptée. Une calibration et la reconnaissance de plus de 15 mouvements différents permettent aux jeux de s’adapter à une grande part de la population et d’être utilisés aussi bien en EHPAD, que en centre de rééducation, en Foyer d’Accueil Médicalisé (FAM), dans des Instituts Médico-Éducatifs (IME) ou dans des Instituts d’Éducation Motrice (IEM). MediMoov est développé avec des résidents et des patients en institutions mais également avec des professionnels de santé. Des études cliniques ont déjà fourni des résultats positifs et de nouvelles études cliniques sont toujours en cours.
- GlucoZor : Un jeu mobile (Android/iOS) pour sensibiliser et informer les enfants (8-12 ans) sur le diabète, sur les moyens de lutter contre le diabète et de vivre avec. L’application a été réalisé par DoWiNo, l’association “Aide aux Jeunes Diabétiques” (AJD) et DinnoSanté en collaboration avec des diabétologues, des enfants diabétiques et des parents d’enfants.
- Ludicalm : L’application tient plus de l’expérience que du jeu mais permet de détourner l’attention des enfants lors d’une piqûre ou d’une prise de sang. A l’aide d’une tablette et d’un peu de réalité augmentée, l’enfant voit alors son bras surmonté d’un nénuphar et d’une grenouille sur lequel l’enfant porte son attention pendant que le praticien réalise l’acte médical.
Un média jeune et puissant
A l’image d’un médium à la fois jeune et devenu économiquement puissant au fil des années, les serious games ont vu leur nature et leur offre grandir continuellement. A la fois grâce à l’évolution technologique, notion intrinsèquement liée à la culture vidéoludique, mais également grâce à la place grandissante que le jeu vidéo a pris au fil des années. Au milieu de toute cette offre, on distinguera cependant le serious gaming qui définit les éléments issus du marché grand public intégrés ou détournés à des fins pédagogiques ou thérapeutiques, et le serious game dont le développement a été pensé pour un objectif sérieux et qui utilise des mécaniques ludique. Le site serious.game.classification vous permettra d’y voir plus clair au sein de toute cette offre.
L’évolution des mentalités a également contribué à donner plus d’espace à la création de ces deux courants. Ni la place qu’il a dans le domaine de la santé et de la recherche, ni les efforts affirmés de certains grands éditeurs n’auraient pu voir le jour à une époque, encore récente, où le jeu vidéo était majoritairement diabolisé.
Cependant, cette visibilité et cette reconnaissance ne mettent pas tous les acteurs du jeu vidéo sur un pied d’égalité. Si la démarche d’un éditeur important comme Ubisoft pour apporter des éléments pédagogiques ou scientifiques sera fortement relayée sur le plan médiatique, le travail de nombreux développeurs dans le domaine de la santé, des sciences humaines ou de la politique restent souvent inconnus du grand public. Naturellement lié à la notion de divertissement, le travail de communication et d’information sur la faculté du jeu vidéo à instruire, former ou améliorer la qualité de vie reste un combat de longue haleine.