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Bonjour à toutes et à tous, lecteurs et auditeurs du blog de NaturalPad. Pour cette nouvelle interview, j’ai eu l’immense plaisir de recevoir Hervé Delacroix, administrateur de l’APF, coordinateur handicap et nouvelles technologies et président du H-Lab. Nous avons évoqué son travail au sein de l’APF, de la notion de conception universelle, des problématiques des utilisateurs en situation de handicap et en épilogue une réflexion sur le délicat statut du handicap en France. Bonne lecture et bonne écoute. 

L’APF, c’est aujourd’hui APF France Handicap qui était jusqu’en 2018, l’association des paralysés de France. C’est une association qui va bientôt avoir 90 ans et dont l’objet est d’être une association de personnes en situation de handicap, essentiellement moteur mais pas que, et dont la mission est : la défense des droits et des personnes, permettre une vie pleine et entière à l’égale des autres citoyens. On est une association avec une  force de plaidoyer autour du droit des personnes et de leur volonté d’accéder à un statut citoyen à part entière. En même temps, l’association est devenue une association gestionnaire au fil du temps puisque elle compte aujourd’hui 450 établissements médico-sociaux de la prime enfance jusqu’à l’âge adulte avancé. L’association est nationale mais également présente dans tous les départements au travers d’une délégation. Nous avons donc 88 délégations sur l’ensemble du territoire national et outre-mer. 

Mon rôle au sein de France Handicap est de promouvoir l’innovation inclusive. C’est-à-dire promouvoir la valorisation de l’expertise de l’usage des personnes et la contribution de ces personnes à la création de produits et services qui soient plus faciles d’usage pour tous avec des logiques de conception universelle. On est à la fois dans l’accompagnement de l’innovation pour le handicap mais aussi et surtout dans le souhait (et le soin) qu’on porte à faire en sorte que cette innovation soit vraiment au service des personnes et répondent à des besoins réels. Donc en faisant en sorte que les personnes participent de manière active au co-développement des solutions.

D’abord en partant des besoins. C’est-à-dire que l’innovation doit être une innovation qui sert, qui a du sens, et doit donc s’appuyer sur les utilisateurs en situation de handicap pour répondre réellement aux besoins et prendre en compte l’expertise d’usage. Tout ce qui fait qu’une personne en situation de handicap développe des “soft skills”, des aptitudes, des savoir-faire ou des savoir-être qui sont très inspirants pour développer des solutions. Ces solutions sont non seulement au bénéfice des personnes en situation de handicap mais au bénéfice de tous. On a à la fois une logique de conception universelle, c’est à dire concevoir pour tout le  monde, mais aussi de conception inclusive. Les personnes participent au développement des produits et services. L’idée est de sortir d’une logique centrée autour du handicap. Le handicap est finalement un levier pour développer des produits et services plus facile d’usages pour tous. Donc repenser un bien commun au bénéfice de tous.

On a souvent été confronté à la problématique des coûts pour les personnes en situation de handicap. Où en est-on actuellement sur ces problèmes?

Je pense que ces problèmes ne sont pas vraiment réglés. On se heurte à différents obstacles. Le premier est que les solutions développées spécifiquement pour les personnes en situation de handicap correspondent à des marchés de niche donc à des produits développés en petite série sur lesquels tout un réseau de distributeurs et des personnes tierces font que les coûts sont difficilement abordables. On va donc rentrer dans une logique de prise en charge par la solidarité nationale à travers différentes aides ou prestations de types compensation du handicap. On va donc être dans un système économique fermé sur une logique de compensation et de prise en charge par le collectif. L’idée qu’on peut développer autour de l’innovation, c’est justement être dans une logique d’innovation inclusive ou de conception universelle : les produits qui sont développés au personnes en situation de handicap ne sont pas restreints à ces personnes mais sont des produits utilisables par l’ensemble de la population. Si on prend l’exemple de l’Iphone, c’est clairement un produit qui reste cher, mais qui n’est pas un produit destiné au personnes en situation de handicap et qui est tout à fait utilisable car il contient tous les dispositifs qui permettent aux personnes en situation de handicap d’en avoir un usage à l’égal des autres. Cette idée de conception universelle va permettre d’augmenter la surface du marché, de sortir des logiques de niches et donc de pouvoir baisser les coûts et les rendre accessibles. Notamment dans nos actions soit d’APF Lab, soit Tech Lab c’est d’être dans des logiques où l’accessibilité est également financière. Sur les produits qu’on veut développer, le frein financier n’est pas un présent.

Pour faire de l’inclusion, il faut mettre dans la boucle les personnes concernées. Il ne faut pas faire de l’inclusion quelque chose de descendant, au service des personnes en faisant un geste à destination des personnes en situation de handicap. Mais bien plus une stratégie collective qui nourrit le vivre-ensemble, le bien commun et qui fait que les personnes en situation de handicap contribuent à améliorer les produits et services. C’est de cette manière là qu’on peut faire de l’inclusion. L’inclusion n’est pas quelque chose qu’on doit décider, mais plus un état d’esprit. En pensant à quelque chose, un produit ou un service, on ne doit pas le penser de manière excluante. A partir du moment où le produit n’exclut pas on est dans une logique inclusive.

C’est une démarche participative et qui part de l’expression des besoins réels. Lorsque par exemple nous avons travaillé avec le groupe Seb à la fabrication d’outils électroménagers qui soient plus facile d’usage à destination des personnes en situation de handicap. On a passé un an chez eux au siège à faire la cuisine dans leurs locaux avec différentes personnes et différents types de handicaps pour observer quelles stratégies de contournement elles mettaient en oeuvre pour inspirer les designers à produire des solutions prenant en compte les besoins spécifiques et rendent l’usage de ces produits plus sécurisés et faciles. Ça a abouti sur une gamme de produits de petit électroménager, notamment pour le petit déjeuner, qui sont déjà commercialisés et qui n’ont rien de spécifique au handicap. Ce sont juste des choses mieux repensées pour que toutes les difficultés auxquelles les personnes valides font face et s’en accommodent, qui sont des obstacles pour les personnes en situation de handicap, disparaissent. Elles sont remplacées par une conception qui prend le parti délibéré de faire des ustensiles plus simples d’usage. Le grille-pain, la bouilloire, la machine à café sont repensés pour être juste simples d’usage. Ces produits vont donc être plus durables. Derrière la logique de conception universelle ou de conception inclusive, il y a l’idée de développement durable. C’est-à-dire concevoir des produits qui vont avoir une durée de vie plus importante car mieux pensés et adoptés sur le long terme. 

L’obstacle à la mise en œuvre de la conception universelle, c’est effectivement la difficulté qu’on peut avoir à rendre la solution totalement adaptée à chaque personne avec ses spécificités. On revient forcément à une conception générique. L’idée qu’on peut porter sur la conception inclusive est que le produit ou le service qu’on va développer va s’interfacer avec les aides techniques auxquelles la personne est familière. Par exemple, lorsqu’on prend un ascenseur, il ne va pas hurler le numéro des étages sous prétexte qu’il pourrait être emprunté par une personne malentendante. Cette personne malentendante doit être munie d’un dispositif d’aide auditive qui va directement se connecter à l’ascenseur et donc recevoir les messages via celle-ci. Ce que je dis est un peu caricatural mais c’est l’idée et cela répond à un autre besoin pour les personnes : lorsqu’une personne en situation de handicap est amenée à utiliser un nouveau dispositif, elle a toujours un double apprentissage. D’abord essayer de mimer une personne valide et ensuite prendre la mesure dudit dispositif. Cet apprentissage n’est pas pérenne. Dans la logique de conception universelle, l’idée est de partir du périphérique que la personne sait manipuler et nous arranger pour que ce périphérique puisse être le point d’entrée pour le nouveau produit. Par exemple, la souris d’ordinateur remplacée par le joystick du fauteuil roulant, de façon à ne pas devoir trouver une manière de piloter une souris alors que la personne est plutôt habituée à contrôler son joystick. Comment interfacer les choses pour qu’ il n’y ait pas cette logique de double apprentissage et que la personne soit sécurisée dans ces usages ? Concernant le jeu vidéo, on va au-delà, car les besoins sont supérieurs, mais l’idée de base est de trouver un moyen de ne pas obliger la personne à faire de nouveaux apprentissages et donc de s’interfacer avec les choses avec lesquelles elle est à l’aise, faisant partie de son environnement. C’est souvent ce point qui est un obstacle à la conception de produit. Les concepteurs arrivant avec des solutions pour les personnes en situation de handicap qui ne s’insèrent pas dans leur quotidien. Par exemple pour les personnes non-voyantes, on va voir énormément de porteurs de projets qui arrivent avec l’idée qu’une personne non-voyante va utiliser son smartphone pour remplacer ses yeux et s’en servir comme une caméra et qu’elle va se promener dans les rues, brandissant son smartphone et par des logiques d’intelligence artificielle, le smartphone l’aide à se déplacer en décrivant son environnement. Toutes ces idées sont très généreuses mais ne s’insèrent pas dans le quotidien des personnes, donc ne seront jamais adoptées. On a besoin de rationaliser l’univers de la personne, de le sécuriser et de concevoir autour de ce que la personne a déjà l’habitude d’utiliser. Évidemment dans certaines circonstances, on va devoir aller au-delà, mais en règle générale, il ne faut pas obliger la personne à de multiples apprentissages, car on n’aura pas l’adoption de la solution.

Pouvez-vous nous évoquer ce que représente le jeu vidéo au sein de l’APF et à titre personnel?

A titre personnel, ce n’est pas un univers que j’ai beaucoup exploré, puisque je n’ai pas la capacité personnelle d’utiliser des manettes de jeu. Je ne suis pas un grand joueur, mais j’y vois une très belle opportunité pour les jeunes d’être à l’égal des autres et de montrer combien la situation de handicap peut être dépassée et comment on peut, lorsqu’on est dans l’envie, dans la passion, sortir de sa situation de handicap pour devenir un gamer comme les autres ou simplement le jeu peut être le moyen du lien social, avec les copains, avec la famille… J’y vois une véritable opportunité. Le courant qui se développe, porté par NaturalPad notamment, celui de rendre les jeux accessibles et de faire en sorte que le jeu soit un moyen de rassembler au lieu de stigmatiser ou de mettre à l’écart, c’est quelque chose de très fort. Au niveau de l’APF France Handicap, on essaie de développer des équipes de gamers, on essaie d’aller vers l’E-sport car on sent une énorme appétence de la part de ces jeunes à vouloir s’exprimer sur des terrains où ils ne sont pas forcément attendus. Et parce qu’il y aussi des exemples emblématiques de personnes en situation de handicap qui sont suivis sur les réseaux sociaux, font des choses qui forcent l’admiration de tous. Et donc le jeu vidéo est certainement un des moyens de faire oublier la situation de handicap pour passer simplement à la valorisation de la personne, de ses capacités et de son défi à se dépasser.

Le statut du handicap en France

Il est pensé dans une logique bienveillante de protection de la personne. Ensuite, effectivement, il y a peut-être des abus. Je trouve que ça va dans le sens inverse de ce qu’on essaie de faire, c’est-à dire de construire cette société inclusive. Étiqueter les personnes c’est compliqué. Il y a un problème de génération aussi. Les plus jeunes ont en tête d’être des acteurs, des citoyens. Les plus anciens ont été construits, et n’ont pas été éduqués, dans une logique de dépendance. En France le monde du handicap s’est construit un peu comme aux Etats-Unis au départ, sur la base des victimes de guerre. Toute la politique du handicap a été construite autour de la société qui était redevable aux infirmes de guerre du sacrifice qu’ils avaient fait de leur corps pour la patrie. Aujourd’hui, ça a beaucoup changé, mais on reste dans les mêmes schémas. Il y a une vraie réflexion et à titre personnel je suis dans une quête autour de l’évolution de la prise en compte de la société. Quelles sont les messages qui sont encore entendables par la société civile vis-à-vis du handicap ? Comment doit-on faire évoluer ces messages, et aussi comment doit-on faire évoluer la perception et le rôle du handicap au sein de la société ? C’est pourquoi je porte beaucoup ces logiques de conception inclusives et universelles car j’ai vraiment l’envie que les personnes en situation de handicap soient vraiment considérés comme des personnes qui ont une utilité sociale et ne soient pas considérés uniquement comme des personnes à charge. Et pour les personnes elles-mêmes, c’est quand même plus stimulant de se sentir utile que de se sentir à charge. Je le vois bien dans mon mandat AGEFIP, quand les jeunes ont un boulot, leur cri du cœur c’est de dire “je me suis senti utile”. A partir du moment où ils ont un boulot, qu’ils décrochent un CDD ou un CDI, ils se sentent utiles, c’est quand même magique. Et très révélateur dans notre société de l’utilité sociale, de l’activité professionnelle qui donne un autre statut, qui est celui de citoyen utile au collectif. On travaille beaucoup sur ces logiques de valorisation de l’expertise d’usages pour en faire une compétence professionnelle. On va démarrer une thèse sur ce sujet au sein de France Handicap car ce sont des choses qui doivent être creusées. On doit sortir des logiques de contribution bénévoles des personnes qu’on va chercher quand on en a besoin pour faire des panels quand on fait de la co-conception. Mais beaucoup plus vers quelque chose qui tourne autour de : il y a un vrai postulat de conception universelle qu’il faut ancrer dans l’univers industriel et dans l’univers de la création des produits et services. Et pour cela, les personnes en situation de handicap doivent être reconnues comme porteuses d’une véritable compétence et comment on en fait de véritables acteurs de la co-conception. Je vais plutôt sur ces pistes et je m’éloigne des débats sur la défense des droits qui perdurent. A chaque fois qu’on essaie d’attirer la pitié des gens on s’enferme. C’est vécu comme une contrainte. 

Il y a une refonte des choses. J’en suis à me dire : où en est la société inclusive? Est-ce cela que l’on veut ou veut-on aller plus loin? Doit-on parler d’inclusion ou doit-on parler de rôle social, passer à autre chose, dépasser la loi de 2005. C’est toutes ces choses qui sont essentielles, qui sont matière à réflexion de manière transversale. En sortant des logiques corporatistes, en silo où on oppose les handicaps. On essaie même de mettre des gradations. Je suis plus handicapé que toi, tu es moins handicapé que moi…Ensuite ceux qui sont à plus de 80%.